Fashion Week: Gucci, 48 heures pour un reboot réussi

ENQUÊTE - De la diffusion lundi matin des images de sa première collection à la projection d’un film très VIP mardi soir à Milan, Demna, le nouveau directeur artistique, semble avoir enfin réussi à relancer la machine malgré les prévisions négatives des analystes...
Deux noms reviennent en boucle dans la bouche des Milanais lorsque nous atterrissons ce mardi à Linate. Armani, l’homme, qui vient de disparaître mais dont la présence est bien vivante partout dans la ville, à commencer par l’aéroport où les voyageurs sont accueillis, depuis trente ans, par le monumental logo Emporio Armani. Et Gucci, la marque, qui, la veille, a créé la surprise en dévoilant sur les réseaux sociaux les images de la toute première collection de Demna. Si pour Giorgio, l’heure est aux hommages, du côté de Gucci, le moment est crucial alors que la marque de Kering a cruellement besoin d’un «reboot» général. Le défi du directeur artistique géorgien est de rendre une identité et une désirabilité à la marque, et plus trivialement, de faire revenir le plus vite possible les clients en boutique. Mission en passe d’être réussie pour celui qui, avec les équipes de la marque, a retourné les cœurs en quarante-huit heures.
Tout n’a pourtant pas merveilleusement commencé pour Demna dans sa nouvelle maison. Au lendemain de sa nomination, le 13 mars dernier, l’action de Kering perdait plus de 10 % au motif que les analystes financiers qui ont un avis sur tout, trouvaient l’homme pas assez calibré pour le job (« Le marché s’attendait à un poids lourd venu de l’extérieur!» dixit la banque RBC selon Bloomberg) et sa réputation trop sulfureuse à la suite de ses dix ans chez Balenciaga (notamment en raison de polémiques autour d’une affaire de campagne publicitaire fin 2022). On ne sait qui ces analystes ont imaginé mettre à la tête de Gucci, mais il est vrai que le défi est colossal alors que la marque dévisse depuis maintenant cinq ans, rien ne semblant arrêter l’hémorragie, ni les collections de Sabato de Sarno, le directeur artistique arrivé en 2023 et remercié en février dernier, ni les campagnes publicitaires rouge Ancora affichées pendant des mois, dans toutes les villes ad nauseam.
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Passer la publicitéL’accueil de Demna par la communauté italienne a, lui aussi, d’abord été nuancé. Avec ses sweats à capuche, sa contre-culture chevillée au corps et ses designs oversized qu’il a pratiqué d’abord pour sa propre marque Vetements puis pour Balenciaga, il n’est a priori pas le gendre idéal au pays de la Dolce Vita. Et pourtant, sa première collection, dont les images sorties lundi à l’aube sont devenues virales sur Instagram, fait l’unanimité auprès des Milanais que nous avons rencontrés. Tous ont d’abord adoré le concept intitulé «La Famiglia» soit une famille de 38 personnages, comme des archétypes de la société italienne d’aujourd’hui et de toujours. Chacun écopant d’un nom italien, certains nous sont connus ou faciles à comprendre en français : la Diva en peignoir de marabout bleu électrique ; la Primadonna en robe chasuble motifs GG ourlée de plume; le Ragazzo en minislip, claquettes à boucle GG et grosse montre qui brille; la Miss Aperitivo en minirobe à sequins argent et collants double G; la Bomba quasi nue sous sa veste en fausse fourrure tigre et sac bande Web...
D’autres «caractères» qui font encore plus rire nos amis italiens, demandent une traduction : Cocco di Mamma (le fils à maman), avec ses cheveux bien plaqués et son grand manteau prince-de-Galles; la Ereditiera (l’héritière) en longue robe lavallière bourgogne très BCBG; l’Incazzata (l’énervée) et son petit manteau rouge à bouton double G, ses lunettes noires immenses à la Jackie O., son foulard imprimé Flora sur les cheveux, et son sac Bambou porté au creux du coude... Demna qui a toujours posé sur la mode un regard de sociologue (ses premiers défilés avec Vetements étaient une véritable plongée dans la foule parisienne, banlieue comprise, en prise avec le réel) n’a jamais vécu en Italie mais a su s’entourer de conseillers bien avisés. D’autant que l’exercice est périlleux, car qui plus chauvin qu’un Italien (à part peut-être un Français)?
Même Luca de Meo, l’ex-PDG de Renault nommé PDG de Kering en juin dernier, qui découvre ce monde de la mode avec une certaine circonspection, se laisse prendre au jeu quand on le croise lors de la soirée Gucci mardi soir et qu’on lui demande qui est ce Pesantone de la collection: «Mais c’est le lourd! Dans une famille, il y a toujours un lourd». Avant d’ajouter : «J’ai donné à Demna une dizaine de choses à faire et de lieux à voir pour qu’il devienne un vrai Italien!» Pas sûr que Bernard Arnault donne ses bonnes adresses aux créateurs étrangers qu’il recrute chez LVMH... Mais il y a de ça chez Gucci, une relation vraiment particulière aux Transalpins qui connaissent la success-story et les tragédies qu’ont vécues les Gucci, de Guccio à Maurizio Gucci.
«Je n’étais pas un fan de son travail chez Balenciaga et je m’attendais à quelque chose de plus provocateur, nous confie un directeur de communication en off, au style très Armani. Je suis agréablement surpris de découvrir un Gucci élégant, assez classique, qui porte en lui un savoir-faire italien J’ai adoré ces personnages de notre société, une espèce de Commedia dell Arte passée à la moulinette Gucci. Mes préférés sont la galeriste sexy qui est à la fois très Tom Ford et très Alessandro Michele (le directeur artistique de la marque de 2015 à 2022); et le Diretorre avec ce costume assez fitté qui montre une nouvelle facette du powerdressing selon Demna. Pour moi, il s’est offert son ticket d’entrée dans la mode italienne et personnellement, j’ai très envie d’aller voir le résultat en boutique.»
J’ai trouvé dans cette collection de Demna, la même attitude, le sexy et l’ironie - qui nous manquait tant! - de Tom, mais j’ai vu aussi dans l’Incazzata incarnée par Mariacarla Boscono, et son petit manteau rouge, un look iconique pour nous Italiens.
Angelo Sensini, fondateur de l’agence de communication Angelo Sensini
Une ex-collaboratrice de Gucci époque Tom Ford nous confirme cette adhésion transalpine: «Il a l’intelligence et l’humilité de s’adapter à la Gucciness. Gucci, c’est un tel héritage, ce sont des codes - le double G, le sac Bambou, la bande web -, c’est une féminité particulière et n’oublions que c’est aussi l’histoire de Hollywood! Je pense qu’il s’est dit qu’il n’allait pas refaire de trucs bizarres, comme les sacs-poubelle chez Balenciaga, mais au contraire, mettre sa créativité au service de sa nouvelle maison.» Son personnage préféré est La Vip habillée en chemise lavallière et jupe évasée sous les genoux et bottes à talons entièrement beige et brun. «C’est fou, j’ai vu ce look en version bleu ciel et bleu porté dans les années 1990 par Lisa Eisner, une socialite, collectionneuse, artiste, styliste américaine qui était une des muses de Tom. C’était une tenue vintage qui datait des années 1960 ou 1970, je ne pense pas qu’elle ait été réinterprétée par un directeur artistique avant Demna.»
Passer la publicitéAngelo Sensini, qui a fondé sa propre agence de communication à Paris, a lui aussi connu le Gucci de Tom Ford: « À l’époque, dans les années 1994-1998, tout tournait autour du sexe, ce ne serait plus possible aujourd’hui. Aujourd’hui, on est en quête d’autres valeurs et on veut aussi retrouver cette longue histoire des Gucci. Or j’ai trouvé dans cette collection de Demna, la même attitude, le sexy et l’ironie - qui nous manquait tant! - de Tom, mais j’ai vu aussi dans l’Incazzata incarnée par Mariacarla Boscono, et son petit manteau rouge, un look iconique pour nous Italiens. Dans les robes Flora ou à marabout, j’ai l’impression de revoir les mères de mes copines assises sous les porches de leur maison à Florence quand nous allions déjeuner le dimanche. Et puis, contrairement à ses castings chez Balenciaga, ses femmes sont solaires, ses garçons sont des Apollon. Je vois un vrai point de vue sur la maison et en même un respect qu’on apprécie forcément en Italie.» Carine Roitfeld qui a créé avec Tom Ford avec cette esthétique qu’on a appelé le porno-chic ne dit pas autrement: « Demna m’a appelé et m’a proposé cet été, de déjeuner tous les deux. Il voulait que je lui parle de cette époque. Et bien c’est le premier de tous les directeurs artistiques qui a eu cette curiosité et ce respect.» La légendaire styliste lui aurait aussi dit que pour faire cette silhouette Gucci, il lui suffisait de prendre ses designs Balenciaga et de les reprendre super près du corps...
Gagner le cœur des Italiens c’est bien, vendre tout autour du monde c’est encore mieux. Et comme Gucci, c’est aussi Hollywood, Hollywood est venu jusqu’à Milan mardi soir, pour assister à la projection de Tiger, un court-métrage de 30 minutes réalisé par Spike Jonze (Dans la peau de John Malkovich, Max et les Maximonstres...) et Halina Reijn (Babygirl). L’événement étant moins dans le film lui-même (une parodie de la famille Gucci soudainement devenue américaine et propriétaire de la Californie, qui flirte du côté de The White Lotus, Succession et The Substance) que dans son casting présent au grand complet: Demi Moore, Ed Harris, Elliot Page, Edward Norton... Sans oublier quelques invités d’honneur comme Gwyneth Paltrow (habillée dans la tenue de La VIP) et Serena Williams. Un baptême du feu comme on en fait peu pour Luca de Meo dont c’est la première Fashion Week. Mais l’Italien n’est pas du genre à se laisser griser par les strass et les paillettes. On l’imagine ce mercredi matin, les yeux rivés sur les chiffres de vente de cette collection «zéro» en boutique durant deux semaines dans dix villes du monde dont MIlan et Paris. À suivre...
lefigaro