Jan Komasa : Les Allemands et les Polonais formeraient une nation presque idéale.

Jan Komasa, né en Pologne en 1981, est l'un des réalisateurs les plus recherchés au monde. Son nouveau film, « The Change », un récit dystopique sur une Amérique autoritaire, sort actuellement en salles. Un entretien est prévu.
Avec son film « The Change », Jan Komasa signe un drame familial poignant qui dépeint la transformation progressive d'une démocratie en un système autoritaire. Dans cet entretien, le réalisateur polonais explique comment les récits familiaux et Thomas Mann l'ont inspiré, et pourquoi un pays peut-être idéal pourrait naître des vertus allemandes et polonaises. Nous avons rencontré Jan Komasa à Berlin avant la première allemande de son film.
Monsieur Komasa, votre nouveau film « The Change » ( en salles à partir du 6 novembre ) dépeint une dystopie aux États-Unis. Une jeune femme écrit un livre qui expose un nouveau modèle social : un système à parti unique sans opposition. Le livre devient un best-seller aux États-Unis et sert de modèle à un nouveau système social qui se transforme en un scénario d'horreur autoritaire pour les dissidents. Quelle était votre intention ?
Je souhaitais développer une dystopie, une histoire qui rappelle le roman « 1984 ». Une parabole sur la fragilité des démocraties.
Le film est un huis clos : il met en scène une famille initialement libérale et passe d'une réunion de famille à l'autre. Elizabeth (Phoebe Dynevor), l'auteure du livre « The Change », épouse un professeur issu d'une famille libérale et propage un courant de pensée autoritaire. Au fil du film, la famille se divise entre partisans et opposants à « The Change », jusqu'à ce qu'une catastrophe majeure survienne. Quelle était l'idée de départ de votre film ?
L'idée m'est venue en 2018, alors que je regardais de vieilles photos de famille. Je ne pouvais étudier qu'une année à la fois, sans connaître le contexte. Je me suis demandé : que se passe-t-il lorsqu'on regarde des instantanés de famille sans en connaître le contexte ? Je voulais montrer comment les relations et les rapports de force au sein d'une famille évoluent au fil des ans. Ces réflexions se sont mêlées à la question : que se passe-t-il lorsque la peur s'insinue dans une société ? J'adore le roman « Les Buddenbrook » de Thomas Mann ; j'aimerais beaucoup l'adapter au cinéma. « Les Buddenbrook » est une saga familiale où il ne se passe pas grand-chose, et pourtant tout est en perpétuelle transformation. Dans mon film « Le Changement », j'explore les dynamiques familiales en passant d'une année à l'autre, à travers différentes fêtes de famille, illustrant ainsi le changement. Le spectateur est invité à reconstituer ce qui se passe entre ces moments.
De nombreux critiques voient des parallèles avec l'Amérique de Trump. Était-ce intentionnel ? Mon film n'est pas un commentaire sur l'Amérique, mais une dystopie qui pourrait se dérouler n'importe où. En réalité, Berlin est le lieu idéal pour le présenter. Berlin est mentalement divisée en deux. Cela se reflète également dans le film. Une partie de la famille se soumet à la dérive autoritaire décrite dans « The Change », l'autre non. En Europe centrale, nous connaissons bien ces évolutions, ces glissements autoritaires. Certains oublient l'histoire et commencent aujourd'hui à regretter les structures autoritaires. C'est ce que je voulais aborder. Lorsque je préparais le film avec la scénariste Lori Rosene-Gambino, nous pensions effectivement à Berlin. Dans les années 1920, la ville était un haut lieu de la culture et de la tolérance. Puis, dans les années 1930, les nazis sont arrivés et la ville est devenue un centre de contrôle et d'oppression absolus. En réalisant ce film, nous souhaitions explorer comment une société peut basculer à 180 degrés en si peu de temps.
Certains critiques ont affirmé que vous auriez pu être encore plus direct dans vos critiques de l'administration Trump.
Nombre de critiques ne saisissent pas l'essence du film. Je ne suis pas un propagandiste. Mon rôle est de poser des questions, non d'imposer des réponses. Ce qui m'intéresse, c'est l'universel. Avec ce film, je voulais montrer la fragilité des démocraties. Polonais né en 1981, je le sais pertinemment. En Europe centrale, la transition entre les systèmes est une chose courante. Aux États-Unis, c'est beaucoup moins fréquent. C'est pourquoi le film ne se déroule pas en Europe, mais aux États-Unis. Je me suis demandé : et si une riche famille américaine était soudainement emportée par un « isme », un système qu'elle n'a jamais connu ?
Dans le film, la peur devient la force motrice.
Oui. La peur est le moteur de toute dérive autoritaire. Cela commence insidieusement, dans les conversations, au sein des familles. Dans le film, on voit comment les personnages sont guidés par le pouvoir ; c’est presque comme un virus : on est d’abord infecté, puis on infecte les autres, et enfin vient la destruction des cellules anciennes.

La censure aux États-Unis vous inquiétait-elle ?
Bien sûr, j'avais cette inquiétude : mon visa américain serait-il révoqué après la sortie du film ? On plaisantait en disant que je ne serais plus autorisé à rentrer aux États-Unis après l'avant-première. Le film bénéficie d'ailleurs d'une promotion différente aux États-Unis et en Europe. Mais ce risque fait partie du processus. L'art doit rester libre ; sinon, il perd son âme.
Vous vivez à Varsovie même si vous travaillez à l'international. Vous n'avez pas déménagé. Pourquoi ? Qu'est-ce qui rend cette ville si spéciale à vos yeux ?
Varsovie connaît actuellement un essor fulgurant. Je suis vraiment impressionné par le développement de la ville. On y sent une énergie palpable, une ambition de réaliser de grandes choses. Berlin était comme ça autrefois. Je me souviens de Berlin en 1999, une ville dynamique en pleine construction, avec une forêt de grues en plein centre.
Vous avez l'impression de stagner ? Qu'entendez-vous exactement par là ?
Je crois que l'Allemagne traverse une sorte de crise existentielle. Son économie est florissante, mais elle manque d'audace et d'ambition. Beaucoup se reposent sur leurs lauriers. Le marché immobilier en est un bon exemple : les plus aisés achètent quelques appartements et vivent des loyers perçus au lieu d'explorer de nouvelles pistes. Ce mode de vie étouffe l'innovation. J'observe également ce phénomène en Pologne.
Vous et votre famille vivez dans un petit appartement à Varsovie. Pourquoi ?
Depuis 2006, je vis dans un appartement de 49 mètres carrés en plein centre-ville. Je pourrais me permettre plus grand, mais je préfère investir dans les voyages, les études et mon développement personnel. Je ne veux jamais cesser d'apprendre et d'expérimenter. C'est ce qui me fait vibrer.
Vous avez également travaillé récemment aux États-Unis. En quoi la production cinématographique y diffère-t-elle de celle en Europe ?
Aux États-Unis, tout est extrêmement dynamique. Dès qu'un projet est validé, tout se met en branle ; une immense machine se met en marche à plein régime. En Europe, les choses avancent plus lentement car de nombreuses institutions souhaitent avoir leur mot à dire. Cela présente des avantages et des inconvénients : aux États-Unis, on peut devenir une star du jour au lendemain, ou tout perdre le lendemain. L'Europe est plus stable, mais aussi plus lente. Je suis professeur à l'École de cinéma polonaise de Łódź. J'essaie toujours d'encourager mes étudiants à prendre des risques. Le cinéma européen devrait être plus fier de ce qu'il accomplit. Nous sommes en avance sur les Américains à certains égards. Après tout, c'est nous qui avons légué les droits de l'homme au monde.
Vous parlez souvent de l'Europe centrale comme d'un espace culturel. Qu'est-ce qui la rend si particulière à vos yeux ? Pologne, Allemagne, Autriche : nous partageons une histoire marquée par les conflits, mais aussi par une créativité partagée. Notre humour est souvent noir, nos récits sombres, mais profonds. Je crois que nous avons un don particulier pour la narration, oscillant entre comédie et horreur. C'est notre héritage culturel, quelque chose qu'on ne retrouve pas aux États-Unis. J'ai entendu dire un jour : « Si l'on combinait l'organisation allemande et l'imagination polonaise, on créerait une nation proche de l'idéal. » Et il y a certainement du vrai là-dedans. Nous autres Polonais avons une capacité unique à jouer avec les choses, à évoluer constamment. Cela tient aussi à notre situation géographique : quiconque voulait se rendre en Europe devait passer par la Pologne. Nous sommes un pays central qui a toujours été en perpétuelle mutation, façonné par la monarchie, le communisme et la démocratie. Il y a eu de nombreuses guerres ici, bien plus qu'en France ou en Espagne. L'Allemagne et la Pologne partagent ces expériences de changements et de bouleversements extrêmes. Cela a forgé notre mentalité. En Pologne, les gens sont ouverts au changement, mais aussi méfiants envers l'autorité. Ici, personne n'obéirait à un roi – ça a toujours été comme ça. On ne croit pas aux hiérarchies, et cela se ressent sur les plateaux de tournage : tout le monde est égal, chacun apporte sa créativité. Aux États-Unis ou dans d'autres pays, c'est différent : là-bas, un réalisateur est appelé « Maestro ». En Pologne, on vous jetterait à la porte pour avoir utilisé ce terme.
Quels sont vos espoirs pour l'avenir de l'Europe et pour les relations entre la Pologne et l'Allemagne ? J'espère que nous n'oublierons pas notre histoire commune. La Pologne et l'Allemagne sont liées depuis mille ans. Je trouve tragique de constater à quel point la propagande nous a divisés. Un partenariat solide entre nos pays serait un atout précieux pour l'Europe et pour le monde.
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