Dans « Valeur sentimentale », l'art imite la vie et vice versa.

NEW YORK – Joachim Trier,Stellan Skarsgård et Renate Reinsve se sont réunis dans une loge de l'Alice Tully Hall du Lincoln Center. Un écran mural diffuse les images du public, captivé par leur film, « Sentimental Value ». Ils se sont tous volontairement assis dos à la projection.
Mais s'il y a bien une scène du film qu'ils aiment parfois regarder en cachette, c'est la scène finale. Lors de festivals, il leur est même arrivé de monter sur scène pour une séance de questions-réponses, les larmes aux yeux.
« La fin me touche toujours », confie Skarsgård. « Sur le papier, elle m'effrayait vraiment. Ça aurait pu être un véritable enfer sentimental, pas une histoire empreinte de sentimentalisme. Ce qui importait pour moi, c'était que rien ne soit résolu. Je déteste le mot "clôture". Il n'y a pas de clôture dans la vie. Mais il y a quelque chose de plus beau. »
« Sentimental Value », écrit et réalisé par Trier, déploie toute sa force émotionnelle avec subtilité, à travers des scènes qui, à l'instar de la plupart des films de la cinéaste dano-norvégienne, vibrent au rythme de la vie. Au point culminant du film, un simple échange de regards suffit à vous bouleverser profondément.
Cet effet n'est pas nouveau pour les fans des précédents films de Trier, comme « Oslo, 31 août » ou son précédent long-métrage, « La pire personne au monde », avec Reinsve. Mais « Sentimental Value », distribué par Neon et distribué en salles dès vendredi, est une œuvre profondément personnelle pour Trier, qui, de par son exploration de l'imbrication de la vie et de l'art et de la manière dont l'une enrichit l'autre, trouve un écho particulier chez ses deux acteurs principaux.
Skarsgård incarne le cinéaste de renom Gustav Borg, longtemps brouillé avec sa famille. Après la mort de son ex-femme, Borg réapparaît dans la vie de ses filles, Nora (Reinsve) et Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas). À l'image de son père, Nora est forte et obstinée, et trouve son exutoire dans le théâtre. Gustav souhaite qu'elle tienne le rôle principal dans son nouveau film, très autobiographique, un projet qui attire également l'attention d'une jeune actrice américaine (Elle Fanning).
Reinsve et Skarsgård présentent tous deux des similitudes frappantes avec leur personnage. Reinsve, 37 ans, a connu un succès fulgurant grâce à « The Worst Person in the World ». Skarsgård, 74 ans, est père de huit enfants, dont plusieurs sont acteurs. Mais « Sentimental Value », Grand Prix du Festival de Cannes , résonne plus profondément en eux, et notamment pour Trier. Dans une conversation qui, à l'image de l'un des films de Trier, a été ponctuée d'étreintes, de larmes et de la satisfaction d'être enfin compris, les trois acteurs ont évoqué la réalisation d'un film à la frontière entre réalité et fiction.
REINSVE : Pour moi, c’était angoissant car il me connaît très bien. Je ne savais pas ce qu’il allait découvrir. Il est très intelligent et très sage, donc ce qu’il découvre est probablement la vérité.
TRIER : Ce qui nous intéresse dans l'art, c'est la révélation. On pourrait croire que je sais trop bien ce que je fais, mais c'est un compliment pour ces acteurs qu'ils parviennent à maîtriser leur jeu et leur art, et pourtant (rires) à se lâcher complètement devant la caméra. C'est ce qu'on recherche. On en a envie. Quoi, vous aviez peur que je révèle quelque chose que vous ne vouliez pas montrer ?
REINSVE : Oui.
TRIER : Mais vous êtes si courageuse.
REINSVE : Mais c'est grâce à toi que j'ai pris confiance en moi. Au théâtre, j'ai travaillé sur de nombreux personnages que l'on construit et qu'on façonne. On les exagère pour le public. En interprétant Julie dans « La pire personne au monde », tu m'as encouragée à lâcher prise. Je me souviens d'une de nos premières conversations : j'étais inquiète car je ne savais pas comment la construire. Et tu m'as dit : « Mais est-ce vraiment nécessaire ? Ne peux-tu pas simplement trouver cela en toi ? » Pour moi, c'était terrifiant.
SKARSGARD : C’est flatteur d’une certaine façon, mais on n’en est pas sûr. Le personnage du scénario n’était pas vraiment celui du film. Je me souviens t’avoir dit : « Tu n’arrives pas à régler tes problèmes avec ton père ? »
TRIER : Et j'ai dit (voix intentionnellement aiguë) : « Je les ai oubliés ! »
SKARSGARD : Les aspects durs du personnage étaient très évidents dans le scénario, mais pas sa compassion.
TRIER : Ton arrivée a tout réglé. Je veux dire, le personnage, c’est quelque chose qui se crée avec les acteurs.
SKARSGARD : Oh, c'est parfait.
TRIER : Nous adorons cette scène.
REINSVE : Avant de travailler avec Joachim, j'interprétais beaucoup de personnages qui refoulaient leurs émotions et étaient incapables de les exprimer. Joachim a su instaurer cette confiance grâce à sa méthode de travail et à sa façon d'appréhender les gens. Je me sentais en sécurité pour me libérer de certaines choses. Il s'assoit près de la caméra et murmure. Il sait capter l'instinct de l'acteur. Je suis quelqu'un, ou plutôt un acteur, qui oppose beaucoup de résistance, ce qui est bénéfique pour la dynamique d'un personnage. Mais cela peut aussi empêcher de lâcher prise sur ce dont on a besoin. Joachim est là, il sait ce que l'acteur veut faire et il dit : « Laisse-toi aller. » On a vraiment l'impression de le faire ensemble.
SKARSGARD : J’ai toujours considéré le métier d’acteur comme un moyen de faire ce qu’on ne peut pas faire dans la vie privée. Je suis plutôt réservé, en quelque sorte. C’est vrai !
REINSVE : Pas avec nous.
TRIER : Je vous entends dire ça !
SKARSGARD : Mais c’est fantastique d’avoir cet art qui permet aussi de tout expérimenter. Je le ressens ? Waouh ! Oui ! C’est comme un enfant qui joue dans un bac à sable. C’est le même mécanisme. Ils imitent les autres dès le premier jour. C’est peut-être instinctif : imiter les adultes pour survivre.
REINSVE : Nous sommes encore des enfants qui imitent les adultes.
TRIER : C'est drôle, parce que beaucoup de gens ont du mal à créer une œuvre d'art personnelle. Ils chantent une chanson d'amour étrange et sensuelle dans un groupe et ils ont peur que leurs parents l'entendent. Ou alors, ils écrivent un livre transgressif. Moi, c'est tout le contraire. Je suis plutôt fier d'avoir réalisé des films personnels, car mes enfants les verront. Peut-être qu'ils les trouveront stupides ou que mes opinions seront bizarres. Ce n'est pas grave, mais c'était moi. Je pense que ce film est né d'une période de ma vie où je réfléchissais à ces questions.
TRIER : C’est à ce moment-là que j’ai su que j’avais le film que je voulais faire, que j’ai eu l’idée de la fin. On était tous nerveux. Le dernier jour de tournage. Je suis tellement fière de vous deux. Mon rêve est devenu réalité.
SKARSGARD : Je suis ravi que vous disiez que j'ai le rythme, car c'est très important pour moi. Les scènes sont comme des morceaux de musique. Il a écrit ça pour moi et pour le (expletif), et il a vu ce que je recherchais désespérément : le jeu subtil. (Skarsgård commence à avoir les larmes aux yeux.) Je suis très ému.
TRIER : Je trouve que vous êtes incroyablement douée pour l’écriture de scénarios, à tel point que j’étais nerveuse avant de commencer. Vous êtes très directe, mais toujours avec beaucoup de bienveillance. Vous dites « Putain ! » ou « Tu n’en as pas besoin. »
SKARSGARD : C’est le fait de pouvoir faire un film qui n’est pas écrit dans la tête d’un réalisateur. Il explore. Il n’y a rien de comparable. (Skarsgård s’émeut à nouveau avant de secouer la tête.) Ça suffit !
REINSVE : Ça y est. Je sens que c'est le moment décisif. Il fait remonter à la surface quelque chose que nous désirons ardemment. L'esprit humain a besoin de créer un récit et de catégoriser les choses en noir et blanc pour se protéger. Cette polarisation est un problème majeur dans le monde. La sagesse réside dans la sécurité nécessaire pour créer un espace où tout peut arriver et où l'on peut percevoir les nuances entre les individus. Il n'existe pas de décors comme ceux de Joachim. C'est un processus… en quoi consiste-t-il ? L'art crée la vie, imite…
SKARSGARD : Vous ne réussissez jamais.
REINSVE : Je n’y arrive jamais. Mais c’est dans les deux sens ! Ici, l’art imite la vie, la vie imite l’art. C’est réciproque.
ABC News






