L'École de la marche debout – Lea Ypi sur la survie à l'ère des extrêmes en Albanie


Leonardo Cendamo/Archives Hulton/Getty
« Tu devrais écrire un roman », recommande une étudiante de Thessalonique à l'universitaire Lea Ypi. Car, dit-elle, elle ne trouve rien sur des femmes comme sa grand-mère dans les archives de la ville. Mais Ypi trouve beaucoup, et de plus, elle ne peut échapper à son rôle de politologue et de philosophe. L'histoire familiale « Upright » devient donc un mélange de genres pour la professeure, qui a grandi en Albanie et enseigne aujourd'hui à Londres : à la fois roman, rapport de recherche et réflexion concise sur le concept de dignité dans un XXe siècle marqué par les dictatures et la cruauté. Le plus étonnant, c'est que tous ces éléments forment un ensemble inhabituel et pourtant cohérent.
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« Debout » commence de manière encore plus pesante qu'un roman russe classique. Il s'ouvre par un index détaillé des personnages, suivi d'une chronologie avec les dates importantes de 1821 à 1946, d'une « Note sur les titres » dans l'Empire ottoman, de « Notes sur la prononciation de l'albanais » et de deux cartes historiques représentant le nord de l'Empire ottoman et la même région immédiatement après la Seconde Guerre mondiale.
Quiconque feuillette ou parcourt péniblement vingt pages instructives rencontrera une figure lumineuse qui efface tous les efforts : la grand-mère d'Ypi, Leman Leskoviku. Avec elle, sa petite-fille, qui enseigne à la London School of Economics, raconte la chute de l'Empire ottoman et l'avènement du régime communiste d'Enver Hoxha.
Edoardo Fornaciari/Archives Hulton/Getty
Leman est la petite-fille d'Ibrahim Pacha, haut fonctionnaire ottoman originaire des montagnes albanaises. Elle a grandi à Thessalonique, dans la villa où Ibrahim a vécu plusieurs années. Le sultan l'avait exilé de Constantinople en raison de ses projets de réforme pour « l'homme malade du Bosphore ». Lorsque l'Empire ottoman multiethnique s'est désintégré en États-nations après les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale, Leman, alors âgée de cinq ans, a connu les souffrances causées par les échanges de population entre la Turquie et la Grèce à des centaines de milliers de personnes : des hordes de réfugiés affamés, pour la plupart démunis, campaient dans les rues de la ville aujourd'hui appelée Thessalonique.
Après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires, Leman s'installa également à Tirana, la terre de ses ancêtres, mais de son plein gré, et non par nécessité, ni par patriotisme. Elle voulait fuir un marchand allemand en Albanie, qui avait déjà commencé à lui tapoter le genou. Georg Heym, insensible et sans pitié, avait auparavant courtisé Selma, la tante bien-aimée de Leman, avec une telle insistance que celle-ci ne put trouver la sécurité qu'en se suicidant.
Selma éleva Léman dans le respect des idéaux de la Révolution française, et son père considérait Paris, et non Tirana, comme un lieu d'études idéal pour sa fille, grande fumeuse. Au milieu des années 1920, la capitale albanaise était un chaos bouillonnant de misère et de splendeur. Les partisans des vendettas s'opposaient à ceux des Lumières, les paysans aux anciens étudiants qui, à Paris, s'étaient familiarisés avec toutes les formes de politique, du fascisme au socialisme, et prônaient leur application pratique immédiate.
À cela s'ajoutent des agents, principalement britanniques, qui cherchent à contenir les communistes et les violentes tendances annexionnistes qui se propagent dans les Balkans. Par l'intermédiaire de son amant, Asllan Ypi, fils de l'ancien Premier ministre, Leman rencontre un homme turbulent et vaniteux nommé Enver Hoxha.
Hoxha étudia avec Asllan à Paris. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le fondateur du Parti communiste albanais combattit comme partisan contre l'occupant italien puis allemand. Un peu plus d'un an après leur retrait, devenu chef de l'État et du parti, il fit condamner son ancien camarade Asllan, pourtant prudent, à vingt ans de prison. Zafo, fils d'Asllan et de Leman et père de l'auteur, grandit à la campagne grâce à la punition collective courante chez les communistes : sa mère, épouse d'un ennemi de l'État, perdit son emploi dans l'administration et fut reléguée aux travaux des champs.
Histoire et individualitéDans son précédent ouvrage, « Libres », salué par la critique, Lea Ypi a raconté son enfance durant l'ère communiste albanaise isolée d'Enver Hoxha. Dans « Debout », l'accent est mis sur les années dangereuses de la génération fondatrice de l'Albanie, et Ypi démontre une fois de plus son talent narratif.
Elle relie avec aisance événements historiques et expériences individuelles. Elle passe habilement du narrateur personnel au narrateur d'auteur, faisant des allers-retours, et utilise un riche tableau de personnages issus d'une famille aristocratique pour éclairer, par exemple, les grands échanges humains entre la Turquie et la Grèce, une forme précoce de purification ethnique, sous différents angles : à travers le regard de la servante Dafne, qui s'installe à contrecœur en Turquie ; celui du marchand allemand Gustav Heym, un peu naïf ; et celui de l'enfant Leman, qui souffre aux côtés des réfugiés. « Upright » est remarquablement impeccable et captivant.
Les passages du roman, où Ypi explore les états émotionnels et les pensées de ses personnages, sont entrecoupés de récits de visites d'archives dans les Balkans et bien au-delà. Ils sont teintés d'un humour tragique, car ce qui manque aux archives est souvent plus important que ce qui y est présent. Mais surtout, les dossiers découverts sur Leman Leskoviku, notamment les rapports d'espionnage, semblent dénués de tout lien avec la vie dépeinte dans les chapitres imaginés par Ypi : l'auteure oppose la violence d'État à une vie autodéterminée.
Cette construction inhabituelle aurait pu paraître forcée. Mais elle éclaire implicitement ce qui traverse le livre : les réflexions d’Ypi sur la dignité au sens schilléen, que Leman a préservées à une époque d’extrêmes idéologiques. Et lorsqu’un second Leman Leskoviku apparaît dans les archives, il devient évident que cet auteur sait même gérer le suspense.
Lea Ypi : Debout. Survivre à l'ère des extrêmes. Traduit de l'anglais par Eva Bonné. Suhrkamp-Verlag, Berlin 2025. 416 p., Fr. 41,90.
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